Par Ali Al-Maleki
Introduction
Les relations entre la France et l’Algérie traversent une période de tensions renouvelées, malgré les tentatives de réconciliation mémorielle. À l’origine de cette crispation : un discours anti-français récurrent en Algérie, que l’ancien ambassadeur français à Alger, Xavier Driencourt, qualifie de « carburant du pouvoir algérien ». Europe 1+1
Mais qu’entend-il exactement par là ? Et de quel « carburant » s’agit-il ? Cet article propose d’analyser ce concept, de le mettre en perspective avec le contexte historique franco-algérien, d’évaluer la portée réelle de ce discours, et enfin d’examiner les efforts français — et leurs limites — pour sortir de cette logique.
I. Le « discours anti-français » : de quoi parle-t-on ?
Xavier Driencourt affirme que « le discours anti-français est le carburant du pouvoir algérien ». Europe 1+1
Par « discours anti-français », il entend les prises de parole publiques, institutionnelles ou symboliques en Algérie qui mettent en avant :
- la colonisation française (1830-1962) comme un crime permanent contre le peuple algérien ;
- la « dette mémorielle » de la France envers l’Algérie ;
- le rôle de la France dans les difficultés contemporaines de l’Algérie (économie, subordination, brain-drain, etc.) ;
- l’idée que Paris resterait un acteur extérieur ou néocolonial intervenant dans les affaires algériennes.
Aux yeux de Driencourt, ce discours sert de ressource politique : il fournit un ennemi commode, légitime la posture du régime algérien comme défenseur de la nation contre l’ancien colonisateur, et permet d’atténuer les critiques internes (échec économique, corruption, gestion autoritaire) en reportant une part de la responsabilité sur l’étranger. ACMRCI+1
Autre expression utilisée : « rente mémorielle » (« rente mémorielle contre la France ») pour désigner ce mécanisme politique. Europe 1+1
II. Pourquoi ce discours trouve-t-il écho ? Le contexte historique et politique
A) Héritage colonial et guerre d’indépendance
L’Algérie a été colonisée par la France de 1830 à 1962. La guerre d’indépendance (1954-1962) a été longue, violente et traumatisante, impliquant une forte mobilisation des Algériens, mais aussi la torture, les exécutions, les massacres (comme ceux de Sétif/Guelma/Kherrata en 1945) et une rupture profonde. Wikipedia+1
Ce passé laisse non seulement des traces mémorielles, mais aussi des attentes : reconnaissance, réparation, dignité. Beaucoup d’Algériens estiment que la France n’a pas suffisamment assumé son passé colonial.
Dans ce cadre, un discours qui rappelle la colonisation ou qui critique la France trouve une audience naturelle, car il touche à une dimension identitaire.
B) Le régime algérien et la légitimité politique
Driencourt souligne que le pouvoir en Algérie — souvent décrit comme non pleinement démocratique — tire sa légitimité en partie de cette construction mémorielle. Il déclare : « C’est la seule source de légitimité de l’Algérie et de ce pouvoir qui n’est pas élu démocratiquement. » Europe 1
Autrement dit : en l’absence d’un renouvellement démocratique profond ou d’un fonds de légitimité basé uniquement sur la gouvernance domestique, le régime recourt à l’ennemi extérieur (la France) comme point de ralliement national.
C) Le lien entre mémoire, sentiment et mobilisation politique
Le discours anti-français permet aussi de cristalliser des frustrations sociales ou culturelles : chômage, émigration, sentiment d’être relégué, complexités linguistiques (usage du français en Algérie), etc. Un ennemi symbolique rend souvent l’agitation sociale plus « digestible » pour le pouvoir.
Cela ne signifie pas que le discours est entièrement fabriqué ou hors de fondement : il s’appuie sur des réalités historiques et sociologiques. Mais ce qui change, c’est l’usage politique systématique qu’en fait le régime algérien.
III. Les efforts français pour sortir de l’impasse mémorielle – et leurs limites
A) Ce qui a été fait
Sous la présidence de Emmanuel Macron, la France a pris quelques mesures marquantes :
- Reconnaissance officielle par la France que la torture lors de la guerre d’Algérie avait été « systématique » dans certains cas, par exemple dans le dossier de Maurice Audin (septembre 2018) ;
- Restitution de 24 crânes de combattants algériens de la colonisation à Alger (juillet 2020).
- Ouverture partielle des archives de la guerre d’Algérie (« déclassement progressif ») annoncée en décembre 2021.
Ces mesures sont significatives parce qu’elles montrent une forme de reconnaissance et de transparence accrues.
B) Pourquoi ces mesures ne suffisent pas
Pour autant, plusieurs obstacles subsistent :
- La France n’a pas formulé une « excuse officielle » légale ou parlementaire à l’égard de la colonisation ou de la guerre d’Algérie. Beaucoup en Algérie estiment que c’est un véritable manque.
- Le « programme de réparation » reste largement symbolique. Il ne couvre pas toutes les victimes (comme les victimes civiles ou celles des essais nucléaires en Algérie), et ne modifie pas encore en profondeur les rapports entre les deux États.
- Le contexte géopolitique joue contre l’apaisement. Par exemple, la France s’est rapprochée du Maroc dans le dossier du Sahara occidental, ce qui a été perçu en Algérie comme un signe que Paris priorise ses intérêts stratégiques plutôt que la justice historique. On peut citer les analyses récentes dans Le Monde sur la dégradation record des relations. Le Monde.fr+1
- Enfin, selon Driencourt et d’autres experts, la France reste trop « laxiste » ou trop désireuse de plaire, ce qui selon eux réduit sa marge de manœuvre. ACMRCI
IV. Impact actuel et enjeux pour l’avenir
A) Une relation diplomatique en crise
Les tensions ne sont plus seulement mémorielles ; elles affectent des dossiers contemporains : immigration, visas, coopération sécuritaire, politique saharienne. Un article du Monde mentionne qu’« à partir de 1962, les relations diplomatiques entre la France et l’Algérie n’ont jamais été aussi dégradées ». Le Monde.fr
La combinaison «mémoire non apaisée + enjeux stratégiques divergents» constitue une bombe à retardement diplomatique.
B) Pour la France : le coût de l’immobilisme
Si la France ne parvient pas à stabiliser cette relation, elle risque :
- de perdre un partenaire stratégique au Maghreb et en Afrique du Nord,
- d’apparaître comme un acteur inconséquent (critique mémoire + coopération stratégique simultanée),
- de subir une montée de l’hostilité populaire en Algérie, ce qui affecte sa diaspora, ses intérêts économiques, ses coopérations.
C) Pour l’Algérie : le risque d’un sur-usage du discours
Du côté algérien, s’appuyer exclusivement sur un discours anti-français comme légitimité interne peut aussi comporter des risques :
- Cela évite de traiter les défis internes (économie, liberté, émigration) dans la durée.
- Une fois que «la rente mémorielle» s’essouffle (comme le suggèrent certains observateurs), le régime pourrait se retrouver sans autre horizon de légitimation.
- Le fait que ce discours soit perçu comme instrumental peut affaiblir la crédibilité de l’Algérie dans le concert international.
V. Vers une stratégie de sortie de la logique «carburant-discours»
A) Pour la France
- Adopter une posture plus cohérente : reconnaître que mémoire + géopolitique doivent aller de pair, et que les gestes symboliques doivent s’accompagner d’un plan global (réparations, coéducation, coopération équilibrée).
- Engager un dialogue bilatéral sérieux sur la mémoire, via une commission vérité-réconciliation franco-algérienne, avec mandat partagé.
- Être transparent sur les archives, accélérer leur ouverture, et soutenir la recherche commune franco-algérienne.
- Dans ses politiques régionales, éviter que les dossiers stratégiques (Sahara occidental, immigration) ne relaient le message d’une France qui «change de camp». Cela affaiblit la dimension de confiance.
B) Pour l’Algérie
- Diversifier ses sources de légitimité au-delà du seul discours anti-français, en renforçant l’inclusion démocratique, la transparence, la culture civique.
- Transformer le discours de mémoire en opportunité de coopération (éducation, archives, expositions conjointes) plutôt qu’en confrontation pure et simple.
- Redéfinir, à terme, la «rente mémorielle» pour qu’elle devienne un héritage partagé (avec la France) plutôt qu’un instrument politique exclusif.
Conclusion
Le propos de Xavier Driencourt — « Le discours anti-français est le carburant du pouvoir algérien » — formule une dynamique lourde de conséquences : la mémoire coloniale ne dort plus, elle nourrit un système de pouvoir et une relation bilatérale complexe.
Côté français, des gestes ont été faits, mais tant que les symboles ne deviendront pas une politique cohérente et que la géopolitique du présent continuera à contredire les efforts mémoriels, l’apaisement restera fragile.
Pour sortir de cette logique «carburant» et enfin passer à une relation apaisée, les deux pays devront investir autant dans la mémoire que dans l’avenir — et reconnaître que, tant que l’un des deux s’en tient à la logique du compte-à-rebours, l’autre ne pourra pas tourner la page.
Références
- « « Le discours anti-français est le carburant du pouvoir algérien », analyse Xavier Driencourt, ancien ambassadeur de France à Alger », Europe 1, 3 novembre 2025. Europe 1
- « « En Algérie, depuis trois ans, il y a une haine de la France cultivée par le gouvernement », assure une auditrice d’origine algérienne », Europe 1, 31 octobre 2025. Europe 1
- « Algérie : l’ancien ambassadeur Xavier Driencourt, « influenceur » politique et bête noire d’Alger », Le Monde, 4 avril 2025. Le Monde.fr
- « Pourquoi les relations diplomatiques entre la France et l’Algérie sont-elles si dégradées ? », Le Monde, 16 avril 2025. Le Monde.fr
