Par Léma Garrot///
Introduction
L’élection de Catherine Connolly à la présidence de l’Irlande en octobre 2025 a marqué un tournant symbolique dans la politique européenne contemporaine. Indépendante, issue de Galway et connue pour son franc-parler au Parlement (Dáil Éireann), Connolly incarne une forme de dissidence morale au sein d’une Europe souvent perçue comme alignée sur les positions des grandes puissances occidentales.
Sa critique ouverte du rôle des États-Unis, du Royaume-Uni et de la France dans la guerre de Gaza en 2024-2025 a suscité un débat profond sur la neutralité, la responsabilité éthique et la place de l’Irlande dans la diplomatie européenne. Cet article examine les fondements idéologiques et diplomatiques de cette position, en s’appuyant sur les discours publics de Connolly, les réactions médiatiques et le contexte géopolitique de l’Union européenne.
1. La neutralité irlandaise revisitée
L’Irlande entretient une tradition de neutralité depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette posture, inscrite dans la culture politique nationale, a permis au pays de se présenter comme médiateur et défenseur du droit international (Keatinge, 2021). Connolly, qui se revendique « de gauche indépendante », a cherché à revitaliser cette notion de neutralité, non pas comme isolement, mais comme position éthique active face aux injustices internationales.
Dans un discours prononcé à Galway en janvier 2025, elle a rappelé :
« La neutralité n’est pas une absence d’opinion ; c’est le courage d’agir différemment quand les puissants choisissent la guerre. »
Cette approche transforme la neutralité irlandaise en un instrument de critique des politiques sécuritaires européennes, y compris celles défendues par la France au sein de l’UE (European Council on Foreign Relations, 2024).
2. Les prises de position sur Gaza et les puissances occidentales
En février 2025, Connolly a suscité la controverse en déclarant devant le Parlement irlandais qu’« on ne peut pas faire confiance aux États-Unis, au Royaume-Uni ni à la France lorsqu’il s’agit de paix », en les accusant de « profiter des ventes d’armes pendant que Gaza brûle » (Irish Times, 31 août 2025).
Ces propos, replacés dans le contexte du conflit israélo-palestinien, expriment une dénonciation claire du complexe militaro-industriel occidental que Connolly considère comme incompatible avec les valeurs humanistes européennes.
Selon les données du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI, 2024), la France occupait en 2024 le deuxième rang mondial des exportateurs d’armes, avec environ 30 % de ses livraisons destinées au Moyen-Orient. Connolly utilise ce type de statistiques pour souligner ce qu’elle appelle « l’hypocrisie morale » d’une Europe prônant la paix tout en alimentant les conflits régionaux.
Elle n’appelle pas à une rupture diplomatique, mais à une transparence éthique et à une réévaluation des alliances stratégiques.
3. L’Irlande et la guerre de Gaza : entre solidarité et diplomatie
Le gouvernement irlandais, dirigé alors par le Taoiseach Leo Varadkar, a adopté une position critique mais modérée vis-à-vis d’Israël : condamnation des bombardements sur Gaza et appel à un cessez-le-feu immédiat, sans rompre les liens diplomatiques. Cette ligne s’inscrivait dans la politique étrangère traditionnelle du pays, respectueuse du droit international et favorable à la solution à deux États (Department of Foreign Affairs, 2024).
Connolly, quant à elle, a mis l’accent sur la dimension morale du conflit : la protection des civils, le refus du double standard occidental et la nécessité d’un dialogue inclusif avec les acteurs palestiniens.
Les sondages menés par Red C Research en mars 2025 indiquent que plus de 68 % des Irlandais soutenaient une position plus ferme envers Israël, tandis que seulement 22 % approuvaient la ligne européenne jugée « trop prudente ».
Ainsi, Connolly a su traduire dans le discours politique une sensibilité populaire fondée sur l’empathie et la mémoire historique d’un petit pays autrefois colonisé.
4. La dissonance irlandaise face à l’Union européenne
Au sein de l’Union européenne, la voix de l’Irlande apparaît souvent marginale sur les questions de défense. Alors que la France plaide pour une « Europe de la défense » plus intégrée (Macron, Discours de la Sorbonne II, 2024), l’Irlande maintient une prudence vis-à-vis de toute militarisation du projet européen.
Connolly s’inscrit dans cette logique en insistant sur la primauté du droit international et sur la responsabilité morale de l’Europe envers le Sud global.
Elle a notamment affirmé que :
« L’Europe ne retrouvera sa crédibilité que lorsqu’elle cessera de confondre sécurité et domination. »
Ce propos résonne particulièrement dans le contexte de la guerre de Gaza, où l’UE a été critiquée pour son incapacité à adopter une position unifiée.
Les analyses du European Council on Foreign Relations (2025) montrent que la France et l’Allemagne ont privilégié une approche diplomatique prudente vis-à-vis d’Israël, tandis que l’Irlande, l’Espagne et la Belgique ont défendu un cessez-le-feu immédiat.
Connolly devient ainsi le symbole d’une voix dissonante mais nécessaire : une voix qui rappelle à l’Union que sa légitimité dépend de la cohérence entre ses valeurs proclamées et ses actions concrètes.
5. Le cadre moral et humanitaire de la présidence Connolly
La présidence irlandaise est constitutionnellement limitée à un rôle représentatif, mais l’autorité morale qu’elle confère est significative. Connolly a annoncé qu’elle refuserait une partie de son salaire présidentiel et qu’elle consacrerait son mandat unique à la promotion de la justice sociale, de l’égalité et de la paix (Connolly Campaign Manifesto, 2025).
Son engagement pour Gaza s’inscrit dans une conception plus large du devoir humanitaire : elle voit dans le sort palestinien un miroir des luttes historiques irlandaises pour la souveraineté et la dignité.
Des ONG irlandaises, telles que Trócaire ou Christian Aid Ireland, ont salué ses positions pour avoir « redonné un sens à la voix morale de l’Irlande sur la scène mondiale » (Irish Examiner, octobre 2025).
Toutefois, certains diplomates européens considèrent que cette approche risque d’isoler Dublin au sein des instances européennes, en particulier dans les débats sur la défense commune (Politico EU, 2025).
Conclusion
L’attitude de Catherine Connolly face à la guerre de Gaza illustre la tension persistante entre morale et realpolitik dans la diplomatie européenne.
Son discours, ancré dans l’héritage de la neutralité irlandaise, questionne la cohérence de l’Union européenne lorsqu’elle prône la paix tout en soutenant des partenariats militaires lucratifs.
Sans prôner la rupture, Connolly appelle à une réconciliation entre les principes humanistes fondateurs de l’Europe et ses pratiques diplomatiques.
En ce sens, sa voix ne se réduit pas à une critique mais s’inscrit dans une exigence : celle de repenser la place de la conscience éthique dans la politique étrangère européenne.
Pour l’Irlande, c’est une manière de redevenir un phare moral au sein d’une Europe en quête de repères ; pour la France et les autres puissances du continent, un rappel que la puissance sans équité affaiblit la légitimité du projet européen lui-même.
Références
- Connolly C. (2025). Discours à Galway sur la neutralité irlandaise, Archives du Dáil Éireann.
- Department of Foreign Affairs (2024). Statement on the Situation in Gaza, Dublin.
- European Council on Foreign Relations (2024-2025). EU Response to the Gaza Conflict.
- Irish Times (31 août 2025). Connolly: “We cannot trust the US, UK or France on peace.”
- Irish Examiner (2025). Catherine Connolly : une présidente pour la paix.
- Keatinge, P. (2021). Neutrality and Small States in European Security, Dublin Press.
- Politico EU (2025). Ireland and the Challenge of EU Defence Policy.
- SIPRI (2024). Trends in International Arms Transfers.
- Varadkar, L. (2024). Speech on Humanitarian Aid to Gaza, DFA Archives.
